Écriture, mémoire et traumatisme : transformer la douleur en récit
Écrire un traumatisme est une manière de mettre en mots une expérience douloureuse. Cette expérience peut être ponctuelle (viol, agression, accident, deuil) ou sur du long terme (harcèlement, violence domestique, maltraitance, inceste, climat incestuel). En écrivant, on replace le ou les événements dans le contexte d’une vie, en explorant la mémoire et le traumatisme qui s’y rattachent. L’écriture permet de prendre le temps de choisir les mots qui conviennent au rythme qui convient. Vous l’aurez compris, le processus d’écriture est autant, voire plus, important que le résultat.
« Pourquoi est-ce que j’écris ce livre ? Parce que je peux… »
Pourquoi écrire un traumatisme ?
Écriture, mémoire et traumatisme : un chemin de libération
Écrire un traumatisme n’est pas un geste anodin. Les bénéfices de cette expérience ne sont plus à démontrer, pour peu que l’on soit bien accompagné.e et que l’on prenne soin d’éviter quelques pièges. Je vous explique tout.
Les bénéfices psychologiques de l’écriture
Extérioriser ses émotions. L’écriture est un outil pour extérioriser ses émotions, ses sensations, son ressenti, et peut-être réduire l’intensité d’un souvenir. Il n’est jamais nécessaire de faire le récit détaillé de l’événement traumatique. Vous pouvez l’exprimer en image grâce à la photographie, au dessin, au collage, à la peinture.
Nommer ce qui est arrivé. Écrire est une occasion de nommer explicitement ce qui s’est produit, de définir ce qui est arrivé : maltraitance, viol, climat incestuel, violence domestique, inceste, agression, accident.
Donner du sens à la souffrance. Un des nombreux bénéfices de l’écriture est la construction d’une narration qui donne du sens à la souffrance. Cela passe par la reconstitution de son histoire avant et après l’événement traumatique. On prend le temps d’assimiler l’événement, de comprendre ce qui s’est passé, et surtout d’expliquer comment on s’en est sorti ainsi que les ressources et personnes qui nous ont aidées. On donne une signification à ce qui s’est passé, tout en créant une nouvelle histoire.
Intégrer l'événement dans son histoire. Écrire donne la possibilité de réintégrer un traumatisme dans son histoire de vie sans qu’il la domine, tout en travaillant sur sa mémoire et ces traumatismes afin de transformer cette expérience intime en récit porteur de sens. Selon Neige Sinno, l’auteure du remarquable Triste tigre (p. 259) :
« Le témoignage me limite, il m’oblige à circonscrire mon expérience, à l’enfermer dans sa singularité, à faire qu’elle ne soit pas plus que ce qu’elle est. Mais il s’agit aussi de faire en sorte qu’elle ne soit pas moins que ce qu’elle est, qu’elle ne soit pas réduite à rien, renvoyée au silence d’où elle procède (…) »
Apaiser le deuil. Le processus de deuil peut être plus difficile lorsqu’il n’y a pas de rituel ou de cérémonie pour marquer la perte. L’écriture est une manière d’aborder le deuil que représente la remise en question de notre confiance, de nos valeurs et de nos croyances.
Réorganiser le chaos intérieur. Le cerveau traite différemment les événements particulièrement stressants. Ainsi, la mémoire traumatique apparaît souvent comme fracturée, elle ne permet pas d’organiser l’événement. Le rapport au temps et aux sensations est altéré. Parfois on ne se rappelle tout simplement de rien et c’est une bonne chose. L’amnésie est un moyen de se protéger. Le récit sert uniquement à recoller les morceaux.
Reprendre le contrôle. À l’origine du traumatisme psychologique, il y a le sentiment d’impuissance ressenti lors d’un événement traumatique. Décider des mots que l’on va employer pour raconter, ainsi que la manière dont on va raconter, est une manière de reprendre le contrôle. Lorsque vous écrivez, vous êtes seul.e à décider. Vous pouvez écrire, puis retravailler ou couper certains passages, en ajouter d’autres :
« Tout ne sera donc pas dit, pas écrit, parce que d’une troublante manière, par un étrange sort, le silence face à la chose est ce qui me maintient droite. Ce silence sera mon secret, ma colère, mon objet de chantage, mon jardin de minuit, mon retour au pouvoir, enfin. » (Natacha Appanah, La Nuit au cœur)
Les bénéfices sociaux et culturels de l’écriture
Briser le silence et contribuer à la visibilité de sujets souvent tabous. Écrire est une occasion de créer du lien avec d’autres survivant.es, d’ouvrir le dialogue, mais aussi d’exprimer son vécu et son ressenti à ses proches.
Normaliser un vécu. Le témoignage montre aux victimes ayant un vécu similaire qu’elles ne sont pas seules. Ce qui peut les encourager à parler. Ou simplement à leur permettre de se sentir moins seul.e. C’est aussi une manière de relier sa mémoire et son traumatisme à une expérience collective.
Questionner la manière dont fonctionne le monde, notamment par rapport aux femmes et aux enfants, mais aussi par rapport au deuil et à la souffrance. Écrire son vécu peut être l’occasion de réfléchir à nos constructions sociales, à la manière dont la société tente de répondre à la violence, et à ce que révèle la mémoire traumatique dans nos parcours individuels.
Enrichir la mémoire collective. En enrichissant le patrimoine narratif collectif, vous contribuez à la reconnaissance et la visibilité de certains sujets. Pas besoin de passer par un éditeur pour cela, ni de vous confronter à un lectorat public, votre récit peut être déposé dans certaines archives telles que les Archives de la vie privée, les Archives de la vie ordinaire ou l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA).
Les pièges à éviter
Aller trop vite. Dans l’expérience traumatique, la catharsis ne résout pas le problème. On ne vomit pas son histoire pour subitement aller mieux et poursuivre son chemin. La guérison est un processus long qui demande un suivi psychothérapeutique (EMDR, Somatic Experiencing) avec un.e professionnel.le. Selon Judith Lewis Herman (2023, p. 210) :
« Éviter les souvenirs traumatiques conduit à faire stagner le processus de rétablissement ; les approcher trop précipitamment mène à revivre le traumatisme, ce qui est inutile et dommageable. » Nous prendrons donc tout le temps nécessaire avant d’aborder ce qui est difficile, en tenant compte de la complexité de la mémoire traumatique.Vouloir à tout prix être publié.e. La reconnaissance publique de son témoignage par le biais de l’édition est souvent recherchée, elle est légitime car c’est un moyen de retrouver une place au sein de la collectivité. Après avoir encaissé de nombreux refus de la part d’éditeurs, certain.es verront leur livre sortir en librairie. Heureusement. Il est toutefois fondamental de vous demander comment ces refus vont vous impacter. Si aucun éditeur ne veut de votre histoire, et du courage qu’il vous a fallu pour l’écrire, qu’est-ce que cela signifiera pour vous ? Nous l’avons vu plus haut, il y a d’autres moyens de valoriser son histoire.
Négliger son corps. La maltraitance et les traumatismes ont des effets directs sur la santé physique et psychique. Pour éviter d’aggraver vos symptômes, il est nécessaire de prendre soin de votre corps et de ses réactions durant tout le processus d’écriture. Plusieurs moyens sont à votre disposition : exercices d’ancrage, cohérence cardiaque, yoga, physiothérapie, marche en forêt, massages. Il est possible que, durant le temps de l’écriture, vous vous sentiez affaibli.e. Ne commencez pas ce travail si vous avez d’autres choses importantes en tête.
Oublier son lectorat. Si votre texte est destiné à être lu par d’autres, il doit rester lisible. Cela nécessite de trouver un équilibre entre sincérité et accessibilité. Il faut doser les détails douloureux et ne pas se laisser submerger.Par ailleurs, écrire sous le coup de l’émotion risque de vous faire revivre le traumatisme sans aucun bénéfice. Il est également nécessaire de respecter l’anonymat des personnes citées. Témoigner sans accuser est un travail complexe qui mérite un accompagnement, notamment lorsqu’il s’agit de relier sa mémoire et ces traumatismes à un récit que l’on souhaite partager.
Pourquoi et comment écrire un traumatisme ?
Écrire un traumatisme, c’est d’abord se donner la permission de nommer ce qui s’est passé, d’extérioriser les émotions et de recomposer un souvenir fragmenté. Le processus d’écriture, plus que le texte final, permet de reprendre le contrôle, de donner du sens à la souffrance et d’intégrer l’événement dans son histoire de vie sans qu’il la domine. L’écriture est un chemin, il n’y a aucune obligation de résultat, mais elle peut aussi devenir un moyen de relier sa mémoire et ces traumatismes à une expérience de reconstruction personnelle.
Sur le plan social, le témoignage brise le silence, normalise des vécus souvent cachés, questionne les structures qui entretiennent la violence et enrichit la mémoire collective. Même sans publication traditionnelle, déposer son récit dans des archives ou le partager avec d’autres survivant.es suffit à créer du lien et à renforcer la visibilité du sujet.
Toutefois, l’écriture doit être abordée avec prudence :
ne pas précipiter le processus ;
s’appuyer sur un accompagnement professionnel ;
veiller à son bien-être corporel (respiration, ancrage, activité physique) ;
garder à l’esprit le lectorat éventuel : clarté, accessibilité et respect de l’anonymat des tiers.
En suivant ces repères, l’acte d’écrire devient un outil de guérison et/ou un acte citoyen : il transforme une douleur individuelle en une ressource collective, ouvrant la voie à la reconnaissance, à la solidarité et à la reconstruction d’une vie plus apaisée.
Exemples de récits autobiographiques :
Une éducation / Tara Westover : violences familiales et domestiques, religion, isolement, abus
Le journal d’Anne Franck : persécution nazie, holocauste, génocide, déportation, guerre
Toutes les familles heureuses / Hervé Le Tellier : non-dits, relations familiales, négligence, folie
Triste tigre / Neige Sinno : inceste, viol, violence familiale
Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? / Jeanette Winterson : homosexualité, religion, silence, adoption, violence familiale.
Tout cela n’a rien à voir avec moi / Monica Sabolo : rupture amoureuse
La nuit au cœur / Natacha Appanah : violences conjugales, emprise, viol, féminicide
Et c’est moi qu’on enferme / Philippa Motte : internement sous contrainte, troubles psychiatriques
W ou le souvenir d’enfance / Georges Perec : guerre, déportation, abandon, oubli, mémoire
Mon vrai nom est Elisabeth / Adèle Yon : troubles psychiatriques, climat incestuel, violence domestique, internement sous contrainte
Le convoi / Beata Umubyeyi Mairesse : génocide, guerre
Sélection de livres traitant du traumatisme :
Reconstruire après les traumatismes : de la maltraitance domestique aux violences sociales / Judith Lewis Herman. Interéditions
Trauma et mémoire : un guide pratique pour comprendre et travailler sur le souvenir traumatique / Peter A. Levine. Interéditions
Réveiller le tigre : guérir le traumatisme / Peter A. Levine. Interéditions
Le corps n’oublie rien / Bessel van der Kolk. Pocket