Retour sur l’origine des cafés-récits
Depuis 2021, j’anime des cafés-récits avec passion, et depuis 2023, je contribue à la coordination du Réseau Café-récits. Même si j’ai toujours été convaincue par ce modèle, une question persistait : d’où viennent les cafés-récits ? Grâce à cet article publié sur le site du Réseau, j’ai enfin pu retracer l’histoire de ces espaces favorisant le lien social, le partage, l’expérience de la démocratie et la mémoire collective.
Dans les années 1970-1980, les cafés-récits émergent dans un contexte de profondes transformations sociales, marqué par des avancées en matière d’égalité politique et juridique (réforme du droit de la famille, droits des femmes, accès à l’université). En Allemagne, en Autriche et en Suisse, une société civile dynamique donne naissance à des mouvements écologistes, féministes et pacifistes, tout en promouvant des réformes éducatives. Ces initiatives visent à rendre visibles et audibles les récits des « petites gens », dans une démarche d’émancipation collective.
Au début des années 1980, des projets de partage de récits biographiques émergent en Allemagne et en Autriche. Dès 1978, les habitants de Hochlarmark (Ruhr) se réunissent pour « reconstituer l’histoire de la vie du quartier à travers des échanges, des écrits personnels, des photographies et des archives » (Hochlarmarker Geschichtsverein, 1981, p. 317 ; Günter, 1982), visant une « cohabitation culturelle » et une meilleure acceptation des différences, notamment sociales et culturelles (Hochlamarker Geschichtsverein, 1991, p. 4). À Francfort-sur-le-Main et Karlsruhe, des cafés-récits, intégrés à des projets urbains participatifs, ont permis d’identifier les besoins des habitants et de préserver les connaissances locales (Lilischkies et al., 2006). Rapidement, ces initiatives ont dépassé le cadre historique et éducatif, s’étendant à des groupes de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest dans une optique de réunification.
Dès ses origines, le récit biographique en groupe a dépassé la simple reconstitution de l’histoire d’un quartier ou d’une localité. Pour celles et ceux qui y prennent la parole et y trouvent une écoute, ces échanges représentent une opportunité de mieux se comprendre, tout en découvrant le parcours des autres. Ces démarches sont toujours ancrées dans une réflexion sur le présent et projetées vers l’avenir. Les cafés-récits et autres cercles de parole ne se sont toutefois pas présentés comme des dispositifs thérapeutiques. Leur vocation, hier comme aujourd’hui, reste d’offrir un espace ouvert à toutes et tous, où chacun·e peut partager son histoire et écouter celles des autres.
Au printemps 1982, l’Université populaire d’Ottakring organise, en partenariat avec l’Université de Vienne, une série d’activités baptisées « Je suis venu de la campagne à la ville ». Il s’agit d’un groupe de discussion intergénérationnel où des aînés et des jeunes — surtout des étudiants en histoire — partagent leurs récits personnels. L’objectif est de s’éloigner des événements majeurs pour valoriser la complexité de la vie quotidienne et ses histoires (Blaumeiser et Wappelshammer 1997, p. 448). Dans plusieurs zones rurales de Basse‑Autriche, l’association « Verein für erzählte Lebensgeschichte » (Association pour les récits de vie) a, jusqu’en 1988, mis en place dix‑neuf « groupes de discussion encadrés » spécialement destinés aux femmes âgées et animés par des femmes au chômage. C’est finalement dans le quartier berlinois de Wedding qu’un premier un « café‑récits » est organisé sous cette appellation le 5 septembre 1987. Initié par Sabine Gieschler et Andreas Lange, il est prévu comme une manifestation ouverte au public (Gieschler, 1999).
À partir des années 1990, la notion de « travail biographique » s’impose (Blimlinger et al. 1996), faisant des cafés-récits et des cercles de discussion des outils clés de cette approche (Caduff, 2002 ; Kohn et Caduff, 2010 ; Dressel et Novy, 2009). Ces années sont marquées par l’émergence de l’histoire orale et d’une « histoire vue d’en bas », inspirée par des initiatives anglaises et suédoises, où chercheur·ses, historien·nes amateur·trices, étudiant·es et acteur·ices de la société civile recueillent directement des récits de vie et des histoires personnelles. Ce mouvement, encouragé par des universitaires et des formateurs, permet aux individus de raconter et d’interpréter leurs propres expériences, rompant ainsi le monopole de l’histoire imposé par les élites. Centré sur les groupes marginalisés (femmes, ouvriers, populations rurales, etc.), ce courant met en lumière des histoires souvent ignorées. En Allemagne et en Autriche, il a permis de révéler les réalités vécues sous le nazisme, tandis qu’en Suisse, il a soulevé des questions sensibles, comme celle des enfants concerné·es par les mesures de coercition à des fins d’assistance.
En Suisse, les premiers cafés-récits, inspirés du modèle berlinois, apparaissent plus tardivement, dans les années 2000, portés par Ursula Caduff (aide-soignante) et Lisbeth Herger. Ces initiatives ciblent surtout les personnes âgées et les projets locaux, accompagnés de formations continues. À la différence du modèle allemand, pensé à l’origine comme un échange entre plusieurs personnes devant un auditoire, leurs cafés‑récits mettent l’accent sur la participation de toutes personnes présentes (Kohn et Caduff, 2010 ; Kohn 2020). Les cafés-récits, permettent aux personnes âgées isolées de rompre leur isolement en partageant leurs savoirs et expériences, tout en participant activement à la vie sociale. Selon Ursula Caduff, « l'échange et la transmission de connaissances empiriques dans le cadre d'événements modérés » permettent également de démystifier de manière vivante « des images souvent instrumentalisées à des fins politiques » et de lutter contre les préjugés (Blaumeiser et Wappelshammer, 1997, p. 446).
Les récits partagés dans les cafés-récits ne sont pas toujours restés cantonnés à un cadre intimiste : ils furent également relayés auprès d’un public plus large, contribuant ainsi à façonner la mémoire collective d’un quartier, d’une commune ou même d’une région entière. Publier des récits de vie peut représenter une forme de reconnaissance envers les narratrices et narrateurs, leur offrant en retour une visibilité et une valorisation de leurs témoignages. Mettre en lumière ces histoires fait d’ailleurs souvent partie intégrante du travail biographique et mémoriel (Dressel, 2000). À l’inverse, il a toujours été possible — et cela reste vrai aujourd’hui — de laisser ces récits dans le cadre confidentiel où ils ont été partagés, afin de ne pas décourager de potentiel·les participant·es et de préserver l’accessibilité des espaces de parole. Le potentiel d’intégration sociale du récit en groupe peut rapprocher des personnes d’horizons différents. Depuis ses origines, le récit biographique en groupe incarne une démarche résolument démocratique : il favorise non seulement le lien social, mais joue aussi un rôle dans le bien-être psychologique au sein d’une société marquée par la diversité.
Cet article est un résumé traduit de : Gert Dressel, Johanna Kohn, Jessica Schnelle (Hrsg) : Erzählcafés. Einblicke in Praxis und Theorie. Beltz, 2022.(S. 30-43). Vous pouvez le commander via les éditions Beltz (27 Euro)